Making-of

Grands reporters, petits négociateurs

Comment s’en sortir dans la région d’Accra, quand on est un journaliste blanc d’une vingtaine d’années, peu expérimenté et constamment sur ses gardes ? Avec un beau sourire, un optimisme à toute épreuve… et des biffetons.


« Il faut payer. »

S’il y a une phrase que les 18 apprentis de l’IPJ – et leurs deux merveilleux accompagnateurs – retiendront de leur voyage au Ghana, c’est bien celle-ci. Presque tous ont dû, à un moment ou à un autre, dépenser quelques cédis de plus, la monnaie locale, pour décrocher une interview ou prendre une photo.

« La situation a totalement échappé à notre fixeur »

Pas vraiment trololol, l’expérience de Maxime et Roméo, en reportage dans la décharge d’Agbogbloshie, fait froid dans le dos. Confrontés à la mafia locale, nos deux chatons ont refusé de payer une somme astronomique pour tourner leurs images. Ils ont finalement dû rebrousser chemin. « Notre fixeur, un prêtre indien, nous a emmenés dans la décharge. Tout était noir, plein de déchets, de métaux, de suie… Tu passes d’un monde à l’autre. Le prêtre nous a entraînés dans une cabane à côté d’un brasier. Là, huit hommes étaient assis autour d’une table. Ils nous ont demandé de nous présenter. On leur a serré la main. Puis on a attendu. Ils ont discuté entre eux dans un dialecte inconnu. Un chef est alors arrivé. Il nous a demandé si on avait une caméra. On lui a dit oui. À ce moment-là, d’autres mecs sont arrivés et nous ont encerclés. On faisait pas les malins, mais on voulait montrer qu’on n’était pas mal à l’aise pour autant…

« C’est 500 cédis », nous ont-ils annoncé. Notre fixeur a essayé de négocier, a rappelé qu’on était étudiants et qu’on n’allait pas vendre notre vidéo à des médias ni à qui que ce soit. Le big boss, en jean et chemisette kaki, est alors arrivé, et a gueulé sur notre fixeur. Le prêtre a vu la situation lui échapper complètement : on avait l’impression qu’il ne s’attendait pas du tout à la venue du grand chef, et il ne savait plus à qui s’adresser. Une quinzaine de personnes nous encerclaient. Le prêtre nous a demandé combien on était prêts à payer : « 150. » Eux : « 500 ou rien. » Tant pis, on s’est cassés. » Finalement, une semaine plus tard, Maxime et Roméo, mieux préparés, sont revenus à la charge. Ils s’en sont tirés pour 300 cédis.

« Ils étaient des descendants de la royauté ghanéenne, il fallait leur montrer notre respect »

Même type de mésaventure pour Lucie, en reportage sur la pêche dans le port de Jamestown, un quartier défavorisé. Lulu en tremble encore. « Un mec ne voulait pas nous laisser entrer, soi-disant pour des raisons de sécurité. Il voulait qu’on le paye. Il réclamait 400 cédis, mais on a refusé. J’avais le numéro du président du Conseil national des pêcheurs, alors je l’ai appelé. Notre interlocuteur a finalement envoyé le secrétaire général sur place. Quand celui-ci est arrivé, tout d’un coup, le mec qui nous harcelait nous a dit : « ahhhh, vous êtes protégés, OK ! ». On s’est finalement retrouvés dans une petite salle, devant trois hommes à l’air austère, le visage balafré. Ils nous ont dit, encore une fois, qu’il fallait payer. On nous a expliqué qu’ils étaient des descendants de la royauté ghanéenne et qu’il fallait leur montrer notre respect. On était prêts à mettre 20 cédis. Ils en ont réclamé 220 par personne et deux bouteilles d’alcool fort. On leur a répondu que c’était impossible. Mais 50, ils ne voulaient toujours pas. On leur a dit qu’on ne dépasserait jamais les 60. Pas de réponse. On a demandé si on pouvait partir. On s’est levés et ils nous ont dit que c’était bon pour 60. »

« J’ai joué à la conne, j’ai dit que je pensais que c’était gratuit »

Odile avait calé son rendez-vous bien en avance. Une fois sur place, son tournage a été écourté. Elle partage les mésaventures de ses camarades. En tournage à Jamestown, accompagnée d’un fixeur, elle a dû composer avec les exigences des boxeurs locaux : un entretien n’est jamais gratuit. « Je devais interviewer un champion de boxe. Devant lui, j’ai joué à la conne, j’ai dit que je pensais que c’était gratuit et que je n’avais pas d’argent. Après quelques minutes de négociations, le boxeur m’a dit qu’il acceptait l’entretien, que « c’était juste pour moi ». Il est resté à peine 15 minutes. C’est court pour une interview télé… Plus tard, j’ai appris qu’il possédait quatre maisons. »

« Tout ça pour un dindon »

Au fil des jours, les anecdotes foireuses se multiplient. Parmi les demandes les plus ahurissantes, on retiendra tout particulièrement celle de Romain. En cause : un dindon. « J’étais avec Inès dans une petite rue assez pauvre. J’avais commandé à manger, et j’attendais mon assiette. Quand là, d’un coup, entre deux maisons, a surgi un dindon. Un bon gros dindon. Ni une ni deux, je l’ai pris en photo. C’était beaucoup trop drôle. À ce moment-là, une petite dame d’une cinquantaine d’années est venue vers moi, courroucée par nos éclats de voix. « Le dindon, tu l’as pris en photo ? Faut que tu payes. » Devant l’absurdité de la question, je me suis raccroché au premier argument qui me soit venu à l’esprit. « À la limite, je veux bien payer pour une photo de vous, mais je ne vais pas payer pour un dindon ! » On a discuté pendant une bonne minute, avec les mêmes arguments pourris. Je suis resté ferme : « Non, c’est non. » La petite dame a fini par abandonner, me toisant d’un air mauvais.

–          Where do you come from?

–          France.

–          Ok.

Puis elle est repartie. Tout ça pour un dindon ! »

L’épisode des cacahuètes

Si Romain détient la palme de l’absurde, il est talonné de près par Raphaël. Le sourire aux lèvres, notre babtou à la voix grave raconte à l’envi le fameux « épisode des cacahuètes ». « Je m’apprêtais à monter dans le train qui allait d’Accra à Tema. Bon, j’étais le seul Blanc, c’est sûr que j’attirais l’attention. Une vendeuse ambulante m’a repéré. Elle est venue me voir, et m’a assuré que si je prenais le train, il fallait obligatoirement acheter des cacahuètes. Bien sûr, c’était trop gros… Ça a fait marrer les gens autour, parce que c’était l’arnaque la moins subtile du monde ! Je suis resté poli et j’ai seulement refusé ses cacahuètes. »

« Elle m’a accusée de prendre des photos pour les vendre »

L’appât du gain ne constitue pas la seule motivation des personnes rencontrées, loin de là. Inès, qui prenait en photos des écolières du quartier de Nima, a longuement discuté avec une habitante. La dame lui a confié être sceptique quant à sa démarche, car elle était habituée aux touristes blancs fascinés par les locaux, irrespectueux et profiteurs. « Elle m’a accusée de prendre des photos pour les vendre dans mon pays et en faire des calendriers. Je lui ai expliqué que ces photos, je les prenais uniquement pour moi, pour avoir un souvenir du Ghana. Elle a fini par s’adoucir. Quand je suis partie, elle m’a même dit « I love you ». »

« Je lui ai proposé de l’argent pour le remercier, mais il a refusé »

Comme Inès, Marie préfère retenir le positif. De nombreux habitants, pourtant très pauvres, offrent leur aide sans compter. « Avec Valentin et Raphaël, nous sommes partis en Uber, mais nous nous sommes trompés de lieu de reportage. Les garçons se sont rabattus sur un autre sujet, moi j’ai préféré rentrer à l’auberge. Le chauffeur Uber qui nous conduisait pendant tout ce temps a été très patient et compréhensif. Il m’a ramenée. Je lui ai proposé de l’argent pour le remercier. Il a refusé. »

Au final, après dix jours de journalisme total, chacun des apprentis de l’IPJ a perdu quelques cédis sur le terrain. Mais que vaut une poignée de billets face à ce travail intense d’info et cette aventure humaine riche ?

Non je déconne, ça fait chier quand même.

Maud Le Rest

Photo de une : une bonne grosse dinde, par © Romain Haillard