L’or, cadeau empoisonné du Ghana

Au Ghana, premier producteur d’or du continent, chaque once arrachée à la terre libère du mercure dans l’atmosphère. Plus efficace, moins cher, le métal toxique est indispensable pour l’orpaillage. A Anyinam, dans la région orientale, le sujet ne fait pas débat.


Des mains expertes font danser délicatement une eau brunâtre au creux d’une large écuelle. Le liquide s’épaissit, s’assombrit, pour enfin virer au noir. Un ultime geste, et voilà l’obscurité constellée par une fine poudre d’un jaune métallique, hypnotique. Devant le métal noble, Abdul Aziz retient difficilement un sourire. Manager d’une mine d’or artisanale à Anyinam, à 100 kilomètres au nord-est d’Accra, il scrute ses mineurs. Hommes et femmes s’amalgament, vêtements et peaux se teintent d’un beige pastel pour devenir une masse informe. Les silhouettes se détachent du paysage seulement par le manège incessant des allées et venues. « Nous avons 40 employés permanents et près de 200 travailleurs journaliers », se félicite le responsable du site exploité depuis maintenant cinq ans.

Intarissable et précis sur les méthodes d’extraction, Abdul Aziz devient évasif quand il parle de la rémunération des travailleurs : « Plus les groupes ramènent d’or, plus nous les payons. » Des équipes d’une dizaine de personnes se présentent, puis entrent en compétition. Certaines crient les cadences, d’autres les rythment. Au sein de ce chaos organisé, les plus résistantes éjectent des pierres à coups de pelles, les plus fines acheminent des amas de terre sur leur tête. La plupart des ouvriers viennent des villages environnants, très peu habitent Aniynam.

Les mineurs, organisés en équipe, sont payés au prorata de l’or extrait. © Romain Haillard

Les jeunes de ce village au cœur de la région orientale du pays s’étaient mobilisés un an avant l’installation de la compagnie ghanéenne Dennis Mining Group. Dans la presse ghanéenne, un chef local redoutait la pollution de la rivière Birim, unique source d’eau potable des environs. Car si la matière jaune enrichit, son extraction à petite échelle nécessite l’utilisation d’un métal lourd hautement toxique, le mercure. Aussi appelé « vif argent », cet élément permet d’isoler les poussières d’or pour former un amalgame. Une fois le tout brûlé, il ne reste plus que la pépite tant convoitée. « Nous n’en utilisons qu’une petite quantité », tente de rassurer l’homme à la carrure impressionnante. Mais une fois libéré, ce poison s’accumule dans la nature, encore et encore.

« Le mercure ne meurt jamais », lance d’une voix grave Vincent Kodzo Nartey, professeur au département de chimie de l’Université du Ghana. L’universitaire a signé de nombreux articles sur le métal lourd. « Il se répand partout, voilà sa principale dangerosité, résume-t-il en s’enfonçant lentement dans sa chaise de bureau. Le mercure se caractérise par sa volatilité et migre facilement d’une forme à l’autre : solide, liquide, gazeux. Il peut se déplacer dans l’atmosphère, l’eau, les sédiments et les êtres vivants. » Du simple contact avec la peau à l’inhalation, cette matière peut gravement endommager le système digestif, nerveux et immunitaire. Respirer quotidiennement les vapeurs issues de la combustion du mercure conduit lentement vers la mort. « Mais de toutes les techniques d’extraction de l’or à petite échelle, le mercure reste la plus facile à utiliser, la plus efficace et la moins chère », affirme froidement le scientifique.

L’orpaillage, une affaire ghanéenne

Avec sa voix rocailleuse, Vincent Kodzo Nartey pointe la responsabilité des gouvernements successifs : « Les dirigeants ont voulu donner la priorité à l’emploi, ils n’ont pas anticipé les retombées sur la santé et l’environnement. » En 1989, la loi sur l’exploitation de l’or à petite échelle ouvre cette activité, jusqu’alors prohibée, aux citoyens ghanéens exclusivement. Depuis, le pays a connu une véritable ruée vers l’or et a renoué avec son ancienne appellation coloniale, la « Gold Coast ». Selon les travaux de deux chercheurs, l’orpaillage artisanal emploie désormais plus d’un million de personnes et en nourrit 4,5 millions au total. « La survie des foyers dépend désormais de cette activité », souligne fatalement le chimiste.

A l’approche de l’heure de midi, les familles se regroupent près de l’entrée de la mine d’Anyinam, où des enfants crient et slaloment entre les casseroles bouillonnantes. A quelques pas de là, entre la verdure émeraude de la végétation et le rouge de la terre, se détachent deux panneaux blancs. Sur chacun d’eux, s’affiche un grand code-barres. En cas d’inspection inopinée de l’État, un contrôleur peut le scanner et vérifier l’autorisation d’exploiter le site. Avant de pouvoir mettre le premier coup de pelle, les chercheurs d’or doivent cumuler les sésames. « Une licence du Ministère des ressources naturelles, un permis de l’agence de protection de l’environnement (EPA), puis un permis à l’agence de régulation des mines », détaille méticuleusement Abdul Aziz. Certains préfèrent contourner ces autorisations. En plus d’échapper aux taxes, les « Galamsey » – pour « Gather them and sell [Rassemblez-les et vendez-les] » –  opèrent dans la clandestinité et la précipitation.

Une concurrence peu acceptée. A l’Agence de régulation des mines, une longue salle de conférence au plafond bas accueille une table interminable en bois massif. Cinq pontes de l’orpaillage tirés à quatre épingles discutent. « Ce sont les mines illégales qui posent un problème », affirme Emmanuel Yirenkyi Antwi, coordinateurs des opérations pour l’Association nationale ghanéenne des mineurs artisanaux (GNASSM). L’entrepreneur syndicaliste, coudes posés sur la table et mains jointes, poursuit posément : « La grande majorité des mineurs agréés appliquent des procédures appropriées. Ils respectent les standards de sécurité comme les standards environnementaux dans l’emploi du mercure. » Les termes vagues sont à l’image de la réglementation du métal toxique.

Selon Abdul Aziz, manager de la mine d’Anyinam, la végétation reprendra ses droits après la fermeture du site. © Romain Haillard

Le marché noir du mercure

« Sans autorisations, il est normalement interdit d’importer du mercure. La loi préconise de l’utiliser dans des « quantités raisonnables » et selon de « bonnes pratiques » », énonce Solomon Kusi Ampofo, coordinateur de campagne pour Friends of the Nation, une ONG experte dans les questions sociales et environnementales. L’humanitaire glisse avec un sourire : « Jamais la loi ne définit le caractère raisonnable ou les bonnes pratiques. » Même la licence d’importation du vif argent peut être contournée facilement par les Galamseys. « Agréés ou non par l’Etat, les mineurs n’importent pas eux-mêmes le métal lourd, mais l’achètent à des revendeurs spécialisés », dévoile le coordinateur.

Si le Ghana regorge d’or, les réserves de mercure manquent. Il faut le faire venir de l’étranger. Selon un rapport de la Banque mondiale de 2016, la consommation réelle de ce métal lourd par le secteur de l’orpaillage artisanal dépasse le volume des importations. La proximité du port autonome de Lomé au Togo, zone franche, facilite la contrebande. « Nos frontières sont très poreuses. Des revendeurs peuvent se procurer du mercure dans cette zone, remonter par le Burkina Faso, puis entrer au Ghana sans être inquiétés », explique Solomon Kusi Ampofo. Pas besoin d’une grande quantité, le mercure peut être transporté dans une petite fiole, dissimulée dans la poche », démontre-t-il avant de poursuivre, paumes ouvertes : « C’est aussi simple que ça. »

Le marché noir arrose les chercheurs d’or illégaux en vif argent, qui eux-mêmes par leurs pratiques incontrôlées en rejettent dans des cours d’eau. « Le lit des rivières a été pollué par des Galamseys et les médias ont mené une campagne mensongère contre le secteur dans son intégralité », peste amèrement Emmanuel Yirenkyi Antwi de l’Association nationale ghanéenne des mineurs artisanaux (GNASSM). Après avoir fait de la lutte contre l’orpaillage clandestin un élément central de sa campagne, l’actuel Président ghanéen Nana Akufo-Addo a mis rapidement ses promesses à exécution. De l’été 2017 à décembre 2018, le chef d’Etat a prohibé toute extraction artisanale de l’or.

La pureté de l’or extrait à Anyinam oscille entre 22 et 23,5 carats, valeur proche du maximum (24 carats). © Romain Haillard

520 millions de dollars perdus pour le secteur

Comme tous les autres sites d’orpaillage, celui d’Anyinam a dû fermer pendant 18 mois. Mutique sur le paiement de ses salariés, Abdul Aziz, le manager de la mine d’Anyinam, devient plus loquace quand il s’agit de ses pertes. « Il a fallu maintenir la rémunération de nos salariés et l’immobilisation de mes excavateurs a entraîné leur casse… Chacun coûte près de 200.000 dollars », se souvient-t-il douloureusement. « Nos dernières estimations tablent sur une perte de 520 millions de dollars pour le secteur artisanal sur cette période », pointe le représentant syndical des orpailleurs avant de commenter : « Mais ça pourrait être bien plus. »

A une prohibition sèche d’une activité trop porteuse pour l’économie du pays, le Ghana a préféré s’engager dans une régulation renforcée des mines artisanales. En mars 2017, la « Goald cost » a ratifié la Convention de Minamata sur le mercure. Docteur Sam Adu-Kumi, directeur du centre de contrôle des produits chimiques de l’Agence de protection de l’environnement, veille à la bonne application du texte international. « La prochaine étape du processus sera de mettre en place un plan national d’action », projette le docteur, avec un air de défi. Un dossier d’une centaine de pages repose sur son bureau. Le Minamata Initial Assessment s’apparenterait à un document banal, s’il n’était pas le tout premier état des lieux sur l’impact du mercure au Ghana. De tous les secteurs, l’orpaillage artisanal demeure le plus toxique. Les petits mineurs produisent plus de la moitié (57%) des émissions du pays.

Du regard, Emmanuel Yirenkyi Antwi consulte ses confrères de l’Association nationale ghanéenne des mineurs artisanaux. « Si vous lisez bien la Convention de Minamata, vous vous rendez compte qu’elle prône une réduction progressive de l’utilisation du mercure et la recherche d’alternatives », explique-t-il le regard plein d’assurance, avant de préciser : « Jamais cette convention ne parle de l’élimination totale du mercure dans l’orpaillage. Elle n’aura donc aucune conséquence sur notre activité économique. » Dans la mine d’Anyinam, le manège continue de tourner. Sous les yeux d’Abdel Aziz, la terre s’éventre pour offrir sa poudre dorée. Le liquide argenté recouvre la poussière de sa robe métallique dans une ultime et toxique étreinte.

Romain Haillard et Romane Lizée

Photo de une : © Romain Haillard

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